Voilà 4 jours que nous serpentons dans la presqu'île de Sythonia, doigt central de la main Chalcydienne qui découpe le nord de la mer Egée. Le majeur tendu n'est ici pas contestataire pour un sou, tenu en respect par le doigt voisin du mont Athos. 2000m de montagne directement posés sur l'eau, terre monastique mystérieuse dont la royauté est couronnée de nuages, dictent leur loi dès que notre regard se risque vers l'est. Afin d'échapper au sort et ne pas se popifier en un rien de temps (supercalifragilisticexpialidocious) nous reprenons le Trafic et longeons la côte pour retourner auprès de Thessalonique. 3 devant 1 derrière, putain d'sono dans le coffre et angles morts de tous côtés sur la ring road, on arrive en ville sans nos lames de rasoir sur les coups de 16h. Il est à peu près aussi dur de trouver une place que pour le prochain concert de Johnny au stade de France mais on s'en sort quand même. L'airbnb est habité en temps normal ce qui le rend beaucoup plus sympa que la majorité des chambres neutres murs blancs et cadres « life is better when you smile » qu'on croise sur le site. La déco est d'inspiration adolescente rebelle, comme le salon qui se retrouve drapé de motifs indiens sous le regard d'un Che Guevara illuminé de petites guirlandes colorées. Pas le temps de niaiser ceci dit si l'on veut être au rendez-vous que le soleil a donné à la lune en face de la tour Trigonion. L'astre disparaît derrière le mont Olympe laissant derrière lui une palette pastel pour qui se sent l'âme artiste. L'hiver adoucit les teintes mais sa caresse froide durcit notre peau. Si les murs de la ville et leur rayonnement fracassant nous aident un moment, nous rentrons finalement à l'abri de la chaleur du cigare de la révolution cubaine. On s'y sent bien. Dîner expérimental s'il en est, à base de chou rouge aux coings cannelle et vinaigre (merci Manon!), vraiment pas mal en toute objectivité de cuisinier. Mais ce soir c'est 31, alors on va au bal. Au bal des pyromanes plutôt qu'au bal des pompiers, chacun son époque. Direction Yphanet, gigantesque squat situé au sud du centre-ville, où il paraîtrait qu'une soirée ait lieu, sans plus de certitude. On prend le pédibus un peu tard, si bien que l'on se retrouve à minuit au milieu d'une énorme avenue déserte. Cela fait un moment qu'on a pas croisé un pékin ou un grec, les feux d'artifice résonnent tout autour, alors on s'embrasse, ça y est c'est fait, 2020 (en verlan 2020) est là. Il en aura fallu du temps pour se dégager de tout ce qui était prévu, sortir du chemin sur lequel on glissait confortablement, mais là je crois qu'on les a bien eus les bookmakers de la vie (tu nous entends dis tu nous entends?). 1er janvier 2020, Thessalonique, sans domicile fixe. 4 amis dans l'inconnu. Allez on la continue cette avenue. Jusqu'à présent on a eu raison de leur faire confiance aux avenues, aux rues, aux petites routes de montagnes, aux sentiers de randonnée, à la poudreuse pas encore tracée. On arrive au squat après 40 minutes de marche, tout est bien silencieux mais on devine qu'une soirée a lieu à l'intérieur.

C'est un énorme hangar désert. Un punching ball attend son heure qui ne viendra probablement jamais, on devine quelques obstacles servant de terrain de jeu à des BMX et quelques meubles désorganisés font une performance artistique. Dans la première salle il y a plein d'affiches prêtes à être collées et deux canapés confortables. Dans l'escalier se trouvent des petits drapeaux à la gloire de Jeanne Mas qui cotoient l'pavé. Enfin, en haut, c'est la soirée ! Ambiance sombre matinée de quelques lumières disco, il y a peu de monde mais hasard parmi les hasards on tombe immédiatement nez à nez avec Stratos et une copine à lui, Maria ! Incroyable hein ! Oui là vous allez me dire, mais qui est Stratos, et vous aurez raison. Stratos, donc, qui capilairement aurait pu s'appeler Samson, est un grec de notre âge qui vient de Aghios Nikolaos, le petit village où nous étions pendant la glorieuse récolte des olives. On avait passé quelques joyeuses soirées à la taverne avec lui ceci dit de là à le croiser à une soirée à 1000 km de là... Les bookmakers peuvent vraiment aller se rhabiller. En plus ce slip était du plus mauvais effet. On papote un peu, ils nous emmènent sur un toit du bâtiment qu'on atteint après la traversée d'une zone post-apocalyptique plongée dans la nuit. Quelques feux d'artifice rebelles pointent parfois le bout de leur nez sortant des immeubles de la ville mais c'est calme, très calme.

De retour à la soirée on comprend que chacun était sensé apporter quelques trucs à boire et que tout, nourriture comme boisson, est partagé librement entre tous et toutes. On est un peu gêné, nos mains comme nos sacs sont vides, mais bon, c'est la fête, on les remerciera en enflammant le dancefloor. La musique est pour le moins éclectique, pas mal de pop commerciale, du r&b, des trucs que les jeunes ont l'air de bien connaître et qui sont légèrement hostiles à nos oreilles rêvant de techno berlinoise. Cependant une magie insoupçonnée opère petit à petit. Certains d'entre nous jouent à des chiffres et des lettres, d'autres testent les grands crus grecs disponibles dans ce que nous nommerions volontiers « cubis » si nous ne souhaitions pas offenser Dionysos. La magie s'étend. Une transe de derviche nous prend aux tripes et nous dansons. Nous lançons au hasard nos membres déséquilibrés, désordonnés, désorganisés mais inarrêtables. Ils créent le mouvement autant qu'il les dirige. Au milieu d'une bienveillance extrême tout le monde tournoie sans se juger, sourit par l'ivresse de la danse plutôt que par celle du raisin, rentre dans le plus absurde des refrains de hip-hop idiot pour en garder le rythme et l'envie. Hey, should we stay ? Après une prise de décision par consensus il a bien fallu rentrer, un peu avant que le soleil ne nous arrête en chemin. Un bus bien réel se révelle salvateur pour notre pédibus exténué, afin de mener nos derviches jusqu'à leur canapé ou leur lit pour qu'ils puissent y faire tourner leurs rêves.