Il pleut ce matin à Bursa, ça contrarie nos plans de balade jusqu'à la mosquée verte. Pas grave, on se rabat sur le musée du Karagöz, le théâtre d'ombres turc, dont le berceau est ici, à Bursa. Sympathique petit musée, déjà parce qu'il est gratuit, ensuite parce que le gardien est vraiment sympathique. Y sont exposées des marionnettes de Karagöz, donc, mais aussi d'autres traditions du monde entier. Le théâtre d'ombres, apprend-on, a été ramené en Anatolie par des marchands arabes, d'aussi loin que Java ! Il s'est fortement implanté ici, au point d’acquérir une influence politique : Karagöz est en effet, un peu comme Guignol, un représentant du bon sens populaire, qui n'a pas sa langue dans sa poche et ose dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. Dans l'empire ottoman, alcool et critique des puissants avaient toute leur place dans les représentations. Karagöz, bien sûr, se sort toujours des situations compliquées dans lesquelles l'embarque sa langue bien pendue, malgré les remontrances de son alter-ego Hacivat, représentant distingué de la haute société. On décide de revenir pour la représentation de 14h.. en attendant, petit thé dans une « Cay Evi », maison du thé, où quelques petits vieux sirotent leur thé noir, bien amer. A la télé, des images des manifestations en France, un fier gilet jaune dans les gaz face aux policiers. Courage à tout.es les manifestant.es ! Erdogan ne perdant pas une occasion de critiquer Macron, on imagine que les violences policières françaises sont évoquées, alors qu'ici tous les commissariats sont barricadés et gardés par des molosses cagoulés et armés de fusils d’assaut.. A bas tous les états policiers ! On déjeune de « bogça », les petits pains turcs fourrés, ceux-ci à l'aneth et au fromage. Pour moi, en plus, une grosse galette recouverte de Tahini cuite au four. Retour au musée pour la représentation, quelques familles turques sont là avec leurs enfants. Le spectacle commence, et c'est assez magique. La pièce est plongée dans le noir. Une toile fine est tendue sur scène, éclairée par derrière. Les marionnettes, en deux dimensions, sont plaquées contre cette toile, et actionnées par des baguettes. Grâce à la finesse de la toile, on peut voir leurs couleurs vives, à travers lesquelles la lumière passe. Karagöz est vêtu de bleu et de rouge, Hacivat de vert et de jaune. D'autres personnages tout aussi colorés feront leur apparition. Sur chaque côté de la scène, des maisons ottomanes tarabiscotées, elles aussi tout en couleurs. On ne comprend pas grand chose aux dialogues, mais l'action est rythmée, grotesque ; les chutes, les coups de poings de Karagöz, nombreus.es. Les voix criardes, caricaturales, aux accents bien différents, font rire aux éclats les enfants. Une histoire de balançoire, une chanson d'amour avec un âne..la trame a l'air un peu décousue. On se laisse quand même embarquer, retrouvant nos yeux d'enfants, et les passages musicaux alternent avec les dialogues..sacré talent du marionnettiste pour faire danser les personnages ! Mais la magie prend fin, le spectacle s'arrête, et il nous faut retourner dans la bruine de Bursa, et reprendre la route : direction Izmir, sur la côte de la mer Égée.

On passe d'abord des campagnes hivernales assez mornes, très exploitées, et aux champs maronnasses en cette saison. La route heureusement s'élève, jusqu'à ce qu'on voit de la neige sur les bas-côtés. On fonce vers le sud, et le paysage nous rappelle bientôt la Grèce : champs d'oliviers infinis, sur lesquels le soleil ne tarde pas à se coucher en flamboyant. Sur les côtés, des stands de vendeurs de courges tous les 100m.. Un dernier col et nous voilà à Izmir, les lumières de la ville scintillent dans l'obscurité. Pas facile de se garer près de notre logement, qui n'est pas loin du bazar. Les rues sont presque piétonnes, envahies de vendeurs de fruits ou vêtements qui étalent leur marchandise sur leurs chariots, ou à même le sol. C'est très animé, même les « Kuaförs* » sont pleins en ce dimanche soir, sans parler des tavernes enfumées ou des hommes jouent aux cartes.. Les épiceries exposent leurs rayons d'alcools criards sans complexe, Izmir n'est pas réputée être la ville la plus progressiste de Turquie sans raison. On arrive à notre maison, un peu vieillotte, très attachante malgré les 10 degrés qui y règnent.. deux étages, des salons à fauteuils de velours, des vielles chambres aux rideaux à fleurs délavés, une cuisine ancienne au lavabo en pierre, avec frigo et gaz côte à côte sur la grande table. Petit dîner dans le quartier, dans une échoppe tenue par une petite dame affable : « mercimek » (soupe de lentilles), «kuru Fasulye » (haricots blancs dans une soupe rouge un peu épicée), riz « pilav » bien beurré. En dessert, elle nous offre des morceaux de courges rôtis et sucrés, nappés d'éclats de noix de coco, original !


* la langue turque a emprunté beaucoup de mots au français, retranscrits phonétiquement. Par exemple on peut prendre « l'asansör », aller chez le « kuaför », lutter contre les « ambalaj » plastiques, et se faire arrêter par les « jendarma ». L'origine du mot « mercimek », la soupe de lentille, est débattue, mais remonterait probablement au jour où Pierre Loti, se voyant offrir une soupe de lentilles à la cour d'Istanbul, a tenu à remercier le sultan d'un « merci, mec », que le sultan a pris pour le nom français de la soupe, et l'a fait imposer à tout le pays, car on le sait bien le français c'est distingué et ça claque.